Pour son douzième volume, la série COIN sort des sentiers battus par l’histoire afin de s’offrir un voyage au 23ème siècle, vers une planète Mars colonisée où se prépare un type de conflit maintenant bien connu des aficionados de ce wargame de GMT.
La révolte du peuple martien
Année 2250. 200 ans après la colonisation de la planète rouge par l’Homme, les premières générations de “Martiens pure souche” apparaissent. Agglutinés dans leurs Labyrinthes, villes souterraines ou sous dôme adaptées aux conditions de vie hostile de cette planète, ces locaux forment avec le temps leur propre identité, leur propre culture et leurs propres règles. Et alors qu’ils se détachent progressivement des élites Terriennes qui les gouvernent contre leur gré, leur colère grandit et donne naissance aux Red Dust, mouvement indépendantiste destiné à reprendre leur “Terre” par tous les moyens.
Un volume XII qui n’a pas à rougir de son passage à la fiction
Red Dust Rebellion reprend la formule traditionnelle des COIN avec la mise en scène de 4 factions jouables et asymétriques :
- Le gouvernement Martien, appuyé par son homologue Terrien, qui cherche à gagner le soutien de la population locale et conserver celui de la Terre.
- Les Corporations, issues de la planète bleue, dont le but est de maximiser leurs profits. Terraformation, aide à la population, exploitation locale, assauts… Une fin qui justifie de nombreux moyens. En bon terme avec le gouvernement Martien, leur recherche de business peut cependant les amener à élargir leurs relations avec les autres factions.
- Le mouvement Red Dust. Mars aux Martiens ! Un camp nationaliste qui obtiendra la victoire en établissant des bases sur le territoire et en augmentant l’opposition de la population envers le gouvernement actuel.
- Church of the Reclaimer. Une faction de fanatiques qui s’opposent à la colonisation et la terraformation de Mars afin que l’humanité ne réitère pas les erreurs commises sur Terre. Son but : s’étendre aux dépends des autres factions. Et si possible, en convertissant les unités ennemies.
Quatre camps rejoints cette fois par un cinquième, non jouable et sans conditions de victoire, le gouvernement Terrien. Ce dernier possède un réseau de satellites et déploie des forces sur la planète dans le but de soutenir le gouvernement Martien et les Corporations. Selon le degré de confiance qu’il accorde à ces factions, EarthGov dirigera sa précieuse aide vers l’une ou vers l’autre.
De par leurs contraintes respectives, le gouvernement Martien et les Corporations seront invitées à former un… partenariat temporaire. Sans le soutien des Corporations, le gouvernement manquera de ressources pour repousser les insurgés. Mais sans l’aide du gouvernement le joueur Corpos risque de s’effondrer, incapable de combattre avec intensité en raison du coût et des difficultés de renouvellement de son armée.
À l’inverse, et malgré l’absence totale de liens, les Red Dust et les Reclaimers sauront s’entendre pour des collaborations éphémères. S’ils font chambre à part, les deux ennemis subiront le courroux d’une coalition qui écrasera tout sur son passage. L’équilibre diplomatique ne tient qu’à un fil et attend les premières bourrasques pour exploser en plein vol.
Bien que cliché, l’univers résonne avec crédibilité lors des parties grâce à l’excellent travail de recherche effectué. Si les concepteurs sous la tutelle de GMT ont pour habitude de creuser avec efficacité dans les dossiers du passé, ils ont cette fois réussi à construire avec brio les archives d’un futur cohérent et capable d’étoffer encore le système COIN.
On s’immerge d’autant plus dans cette dystopie en devenir grâce aux superbes illustrations qui tapissent les cartes évènements. Une direction artistique maîtrisée qui confirme que GMT a bien amorcé son virage pour un premier hors piste.
Révisons les bases du système
Un aparté pour expliquer aux nouveaux joueurs le système COIN dans ses grandes lignes. Après tout, si Red Dust Rebellion n’est pas l’épisode à privilégier pour s’initier à la série, le thème SF et la simple présence de stock en magasin le rendent plus attractif que les précédents auprès de potentiels acquéreurs.
Une partie se joue (quasi) intégralement sur le plateau de jeu, sans main de cartes ou plateau individuel, à l’exception d’un deck commun à partir duquel sera tirée une carte évènement tous les demi-tours de jeu (une carte pour deux joueurs, donc). Cette carte, visible sur la photo ci-dessus, définit quelle faction jouera avant l’autre et propose une opération aussi exceptionnelle que situationnelle pour chaque camp.
Quatre choix s’offrent au premier joueur :
- Effectuer une opération simple parmi les 4 possibles par sa faction. Déplacement, recrutement, dévoilement d’ennemis, attaque, sabotage…
- Exécuter une opération puis enchaîner avec l’une des trois activités spéciales de son camp. Embuscade, déplacement de population, propagande, raid aérien…
- Jouer l’événement actif.
- Ou passer son tour afin de gagner des ressources, nécessaires pour les opérations, et devenir éligible à la prochaine carte évènement à la place d’un autre joueur.
Selon toute logique, exception faite d’un événement salvateur, la deuxième option reste la plus intéressante. Seulement, le choix du premier joueur influe sur les options laissées au second. Jouer l’activité spéciale permet à l’adversaire de choisir l’évènement et inversement. En revanche, la première option vous limite mais freine encore plus votre adversaire, forcé de faire une opération partielle sur une seule région. Que faire dans cette guerre d’initiative… Progresser tête baissée vers votre but, freiner votre adversaire ?
Les COIN sont des jeux à forte interactivité. On n’y joue pas dans son… coin, comme c’est le cas sur de nombreux jeux de société experts, bien au contraire. On négocie ouvertement avec les autres factions, on se partage des territoires, on se ligue contre la faction dominante puis on s’attaque les uns et les autres le moment opportun.
Passé un certain nombre de tours (fourchette semi-aléatoire, environ un tiers de la partie), une étape bilan vérifie si l’un des camps atteint sa condition de victoire. Si c’est le cas, fin de la partie, autrement le jeu continue avec au préalable une remise à niveau générale (gain de ressources, camouflage des insurgés, etc…). Au bout de trois bilans, fin définitive et le joueur le plus proche de son objectif finit vainqueur. Une partie peut donc se terminer rapidement -fait rare- comme durer une éternité (plus courant). Prévoyez 3 à 5 heures une fois les règles digérées, idéalement plus si ça se chamaille avec vigueur autour de la table.
Une boucle de jeu plutôt simple où la complexité, comme le diable, se cache dans les détails. Compréhension du fonctionnement des différentes factions, gestion de ressources, contrôle de régions, manipulation des populations… Chaque épisode intègre ensuite son lot de mécaniques secondaires et Red Dust Rebellion se voit particulièrement généreux en la matière.
L’expérience de la vie sur Mars.
Les chapitres ci-dessous détaillent de façon non exhaustive les principales nouveautés et laissent songeur quant aux possibilités stratégiques qu’elles engendrent. Cela sans omettre les mécaniques traditionnelles à base d’opérations et d’événements, toujours chefs d’orchestre du jeu.
Entre problématiques environnementales…
La première différence majeure avec les autres volumes concerne l’agencement de la carte, qui change d’échelle et passe d’un pays à une planète. Mars est représentée ici en trois régions comprenant villes et déserts : Arabia Terra, Hellas Basin et Noctis Labyrinthus.
Si la navigation dans chacun de ces théâtres se gère de façon habituelle, pour transiter de l’un vers un autre le joueur doit soit passer par le Wilderness, région sauvage qui englobe le reste de la planète, soit voyager entre deux spatioports, sous réserve que ces derniers soient sous votre contrôle et…fonctionnels.
Dans Red Dust Rebellion, les villes possèdent un nombre défini d’emplacements d’infrastructures visant à accueillir les spatioports et la population. S’il est possible -et recommandé – de construire des logements supplémentaires pour faire croître la population d’une ville sous notre contrôle (vecteur de score) les ennemis chercheront à l’inverse à détruire lesdits emplacements pour déloger les habitants ou empêcher le voyage spatial. Le contrôle des régions et des populations, mécanique habituelle dans les COIN, gagne ici en importance et revêt une dynamique intéressante et subtile qui s’étend au-delà d’un simple rapport numérique.
Mars l’inhospitalière héberge en sus des évènements climatiques paralysants. Au cours de la partie des tempêtes de poussière se formeront de façon progressive et sur des lieux aléatoires (cf. photo ci-dessus, approching et raging storms). Si leur formation ne génère au début aucune incidence, lorsqu’elles éclatent elles entravent les possibilités de mouvement et d’opération dans les secteurs touchés pour une durée non négligeable. Source de tracas pour les uns, opportunités pour d’autres, n’est-il pas délicieux d’attendre la tempête et le confinement d’une ville pour massacrer ses opposants à l’intérieur sans qu’ils ne puissent s’échapper ?
Pour finir, coloniser une planète à 137 millions de kilomètres représente un défi de taille. Entre autres, la question de la logistique se pose et reste à l’esprit du gouvernement Martien et des Corpos, dépendants du soutien de la Terre pour l’envoi de population, ressources, satellites et forces armées. Afin d’optimiser le ravitaillement, le gouvernement Terrien a mis en pratique l’idée du célèbre Astronaute Buzz Aldrin qui consiste à utiliser une station possédant une orbite spécifique reliant les deux planètes. Cela se retranscrit en jeu par un processus logistique en trois étapes allant de la Terre à Phobos, régi à la fois par des évènements de crise et par les actions du joueur Corpos, capable de décider de la nature desdits ravitaillements. Un processus lent et collaboratif, qui force les deux factions à un minimum d’entente et une planification sur le long terme.
… et tensions sociales
La cinquième faction, EarthGov, vient compenser le handicap que représente le cycleur de Aldrin. Bien que non jouable, elle reste sous le contrôle de la faction en qui la Terre a le plus confiance, qui peut à loisir utiliser ses forces pour combattre et ses satellites pour accéder à de nouvelles options stratégiques, comme lancer une opération en pleine tempête, parachuter (avec un pod) des troupes et repousser ou bombarder les unités ennemies. Un bonus tactique indéniable, idéal pour fracasser du rebelle ou… se débarrasser de cet “allié” un peu trop collant d’un bon coup de poignard dans le dos.
Pour rester sur le sujet des factions, Church of the Reclaimer innove avec un système de ressources et d’éligibilité gouverné par des cartes. Armé de son propre deck, le joueur de cette faction peut en effet utiliser des cartes pour amplifier ses opérations, par exemple organiser un recrutement massif. Par défaut toujours le dernier à agir, il peut également défausser des cartes pour jouer plus tôt et couper l’herbe sous le pied des autres. Ces mécaniques simulent avec simplicité le caractère imprévisible des insurgés et invitent les autres joueurs à plus de vigilance.
De façon moindre, le joueur Red Dust bénéficie également du soutien de cartes, obtenues lors des campagnes et visant à handicaper sur le moyen terme les ennemis. Un équivalent dynamique des compétences des autres volets.
Enfin, les évènements, joués ou non, incrémentent chacun une jauge de crise de façon variable. Une fois cette dernière complète, une étape additionnelle vient chambouler la partie puis réinitialise la jauge. Elle enclenche dans un premier temps le cycleur de Aldrin pour faire progresser le ravitaillement, modifie la confiance du gouvernement Terrien envers les deux factions concernées puis influe sur différents paramètres dont les profits du joueur Corpos, les tempêtes et l’attrition. Une phase stratégique et partiellement prévisible que chaque faction se doit d’anticiper.
Harder, better… seul comme à plusieurs
La formule s’étoffe pour un résultat d’autant plus savoureux. On évolue en permanence dans ce bourbier diplomatique où les factions doivent coopérer avec leur prochain sans trop l’aider, cherchant à agir avec discrétion, subtilité et opportunisme pour ne pas s’attirer les foudres des trois adversaires avant d’obtenir un avantage aussi soudain que conséquent. Une expérience dense à la fois sur le social et sur le cérébral, qui se révèle au final relativement limpide si l’on considère le nombre de mécaniques imbriquées.
Car je ne peux que féliciter GMT pour l’aide de jeu qui se suffit d’elle-même malgré ces nombreuses additions et le caractère toujours procédurier des opérations. Si vous n’échapperez pas, lors de vos premières parties, à un feuilletage occasionnel du livret de règles pour vérifier un point précis, la quasi-totalité des informations se trouve devant vous, rédigée de façon claire, fluidifiant l’apprentissage et le déroulement de ce jeu complexe et exigeant.
Un point sur le jeu solo. Red Dust Rebellion reprend le principe du bot dirigé par des cartes utilisé sur People Power. Cette alternative aux chartes décisionnelles fonctionne bien mais nécessite un certain investissement pour être assimilée et peut s’avérer longue si l’on simule 3 factions. Je préconise à la place l’application mobile – entièrement gratuite- Skycrane. Elle vous force à lui communiquer chacune de vos actions mais gère automatiquement les bots, vous laissant pour seule responsabilité le déplacement des pions et marqueurs. Outre le gain de temps considérable, elle vous permet surtout de rester concentré sur votre stratégie au lieu de passer la partie à éplucher des informations parasites et vous perdre dans chaque faction. Selon moi un indispensable. Cela dit, aussi plaisant soit-il, le jeu en solitaire n’arrive bien entendu pas à la cheville d’une partie entre amis lors de laquelle abondent négociations, alliances et coups bas. Ou alors il faut changer d’amis.
Mars devient solaire et éclipse la concurrence
Quel agréable sentiment quand un jeu que l’on attend de pied ferme se révèle aussi bon sinon meilleur qu’espéré. Red Dust Rebellion est merveilleux. Sa thématique soignée remplace avec aisance la richesse historique des précédents épisodes, la fiction autorise une asymétrie renforcée entre les différents camp et les nouvelles mécaniques amplifient la composante stratégique de cette série déjà référence dans le domaine. Il va de soi que je le recommande aux joueurs capables de s’investir dans un jeu long, complexe et en anglais seulement. Des exigences bien connues des joueurs de wargame, qui récompensent ici par une expérience ludique de première classe. Pour les autres, il est malheureusement préférable de passer votre chemin…
…ou de vous rabattre sur un deuxième choix ! Si la série COIN vous fait de l’oeil mais que la barrière de la langue vous freine, Falling Skies (COIN volume 6) existe en Français. Si la contrainte concerne la complexité ou la durée des parties, The British Way, People Power et la série ICS (Irregular Conflicts Series) sauront vous offrir une expérience proche, bien qu’allégée.
Intéressé par Red Dust Rebellion ? La page GMT du jeu, trouvable en France via Hexasim, Agorajeux et Philibert. Un jeu mentionné dans mes essentiels de cette année.