Rien de plus terrible, pour le passionné de jeux de stratégie, que la rupture de stock définitive du titre tant désiré. Une telle blessure nous laisse pour seules possibilités l’abandon de notre souhait, l’attente d’un miracle, ou la participation au marché de l’occasion, devenu outil de spéculation au vu des tarifs délirants souvent pratiqués. Quel sentiment de gratitude donc, et de soulagement, quand nos éditeurs favoris prennent la chouette décision de lancer une réimpression. J’ai ainsi pu acquérir fin 2024 plusieurs titres, dont le grand Age Of Innovation, édité par Super Meeple, dont je vais vous parler aujourd’hui.
Terres mystiques et grande stratégie
Sorti en 2023 et réédité en octobre 2024, Age Of Innovation est le dernier né de la famille Terra Mystica, initiée en 2012 par le jeu éponyme devenu aujourd’hui un classique de l’eurogame. Dans ce jeu de stratégie qui ne laisse pas de place au hasard une fois la partie lancée, le but est d’étendre votre civilisation, non sans avoir au préalable terraformé l’environnement pour le rendre habitable à votre peuple, et la développer dans les quatre domaines scientifiques. Dans la lignée des précédents épisodes, excepté de l’itération plus familiale Terra Nova, Age Of Innovation est un jeu expert, complexe, aux mécaniques en soi relativement simples mais nombreuses et qui découlent sur une profondeur stratégique colossale.
À tour de rôle, et ce pendant 6 manches, les joueurs effectuent une action au choix parmi 8 jusqu’à ce que tous aient passé leur tour :
- Terraformer et/ou construire un atelier : l’action de base, au coût variable en pelles selon la nature du terrain.
- Améliorer un bâtiment : moyennant outils et pièces d’or, afin de développer votre moteur de production.
- Augmenter votre niveau de navigation : utile pour améliorer votre portée d’action, en passant par les rivières.
- Améliorer vos outils : action économique visant à convertir moins d’outils pour obtenir vos prochaines pelles.
- Effectuer une action spéciale, issue des différentes tuiles obtenues durant la partie
- Échanger des points de pouvoir ou des livres contre l’un des bonus indiqués sur le plateau de jeu
- Envoyer un érudit sur le plateau scientifique afin d’évoluer dans l’une des quatre branches
- Acquérir une tuile innovation en dépensant des livres.
Il n’y a aucune limite de tours de table ou d’utilisation d’une action, vos seules contraintes seront vos ressources, produites au début de chaque manche, obtenues au cours d’une action, ou échangées depuis le bol de pouvoir que nous verrons ultérieurement. Il n’y a pas non plus de combats. Si le titre propose un degré modéré d’interaction entre les joueurs, cette dernière consiste davantage à faire obstacle à vos adversaires plutôt qu’à les affronter sur le plan militaire.
Un exemple de variabilité
La grande force de Age Of Innovation réside dans sa modularité. Objectifs de manche, actions de plateau, tuiles innovations, tuiles de palais… autant de variables définies de façon aléatoire lors de la mise en place pour renouveler votre expérience de jeu et atténuer le déterminisme dû à l’absence de hasard lors de la partie. Mais surtout, le jeu propose un système de factions elles aussi modulaires, composées d’une faction parmi 12, d’un type de terrain parmi les 7 existants et d’une des 10 tuiles bonus qui sera changée à la fin de chaque manche. Ces 840 combinaisons de départ modifient les ressources et la configuration de chaque joueur, et par conséquent l’approche nécessaire pour gagner, à la façon d’une légère asymétrie que vous continuerez à affiner au fil du jeu avec de nouvelles options. Loin d’un Root ou d’un COIN, le cœur du jeu reste cependant le même, avec un simple ajustement à prévoir à chaque partie et quelques subtilités à prendre en compte.
Terraforming earth
Dans Age Of Innovation, vous serez inévitablement l’architecte d’une civilisation vouée à s’étendre. Lié à l’un des 7 types de terrain, vous ne pouvez construire que sur les cases dudit type. Vous allez donc terraformer à coup de pelles, un processus essentiel et coûteux en outils, plus ou moins onéreux selon votre rapport avec le terrain original (cf. la roue sur les plateaux individuels ci-dessus) et la valeur de vos outils. Toute terraformation étant définitive, le premier joueur à s’installer sur une case y restera pour toute la partie.
Une fois le terrain apte à l’accueil de votre civilisation, vous y construirez des ateliers, puis des guildes, que vous pourrez ensuite transformer en écoles, en universités et en palais, dans le but de fonder des villes et obtenir de belles récompenses (dont des points de victoire). Ces bâtiments produisent en début de manche des ressources selon leur type : les ateliers génèrent des outils et les guildes des pièces d’or, tous deux nécessaires à votre expansion, quand les écoles recrutent pour leur part des érudits chargés de développer vos connaissances scientifiques. Ce pan du jeu revêt des airs de construction de moteur, avec en début de partie une limite évidente de vos possibilités, qui vont croître à chaque tour pour former un véritable labyrinthe cognitif.
La particularité : chaque bâtiment est une évolution qui supplante la structure précédente. Il faut donc partir d’une base identique, l’atelier, que vous remplacerez par une guilde, qui sera elle-même écrasée pour un palais ou une école (pouvant devenir une université). Et lorsque vous remplacez un bâtiment, vous perdez les bénéfices de ce dernier, qui retourne sur votre plateau individuel. À vous de bien calculer les répercussions économiques inhérentes au développement de votre nation et de bien réviser votre moteur entre chaque actions pour ne pas caler en cours de route.
Ce passionnant casse-tête représente le cœur du jeu. Vous gagnerez des points de victoire en construisant les structures indiquées dans les tuiles secondaires acquises, dans les objectifs de manche (pour rappel, définis de façon aléatoire lors de la mise en place) et en possédant l’agglomération la plus étendue. Mais gare au voisinage, car toute construction ou amélioration adjacente à celle d’un adversaire fera croître la puissance de ce dernier.
Les bols communicants
Peut-être avez-vous remarqué sur les plateaux individuels présentés plus haut trois zones circulaires garnies de nombreux jetons violets. Ce sont les bols de pouvoir. Au fil de la partie, par exemple lors des phases de revenu, via des compétences ou des tuiles, ou lorsqu’un adversaire se fait trop collant, vous gagnez du pouvoir. Un nombre X de jetons du bol 1 transitent vers le second, puis une fois le premier vide, ceux du second commencent à remplir le troisième. Vous pouvez à tout moment dépenser les jetons pouvoirs présents dans le troisième bol pour les convertir en ressources, sinon effectuer une action du plateau octroyant de plus belles récompenses. La boucle est bouclée, les jetons consommés retournent dans le bol numéro 1. Loin d’un gadget, la gestion des pouvoirs est une mécanique maîtresse difficile à maîtriser, capable de combler un simple manque comme de vous propulser vers la victoire grâce à de jolis effets en cascade entre les bols et les différentes actions.
Compétition de rats de bibliothèque
Passé les enjeux de l’urbanisme, les joueurs s’affrontent dans une course à la science représentée par les pistes recherche et le plateau innovation. En construisant une école ou une université, vous gagnez en sus d’un érudit par manche une compétence à choisir parmi 12. Au-delà des bonus immédiats ou récurrents de la compétence, loin d’être négligeables, vous obtenez des livres d’une branche précise et le droit d’avancer sur la piste du même domaine. Les livres servent de ressources, pour effectuer des actions de plateau ou débloquer des tuiles d’innovation, sortes de compétences de haut niveau. Quant aux pistes, ce sont tout simplement des sources majeures de points de victoire, aussi puissantes (sinon plus, selon la configuration de jeu) que l’expansion géographique. Petit bémol : elle n’ont rien d’excitant. On grimpe les 4 échelles, amassant les quelques bonus en cours de route, malgré une légère mécanique de pose d’ouvrier définitive qui permet de sauter de deux ou trois échelons au lieu d’un.
Un système bien plus profond que cela
Je vulgarise à travers les précédents paragraphes le système derrière Age Of Innovation, faisant fi de nombreux détails qui lient l’ensemble et poussent la profondeur du jeu. Des mécaniques, des concepts, des méthodes d’obtention secondaires de points de victoire… non expliqués ici car ils n’apportent rien à la critique sinon à l’alourdir. Age Of Innovation est un monstre. Un monstre gentil, “seulement” 4.26 / 5 de complexité sur BoardGameGeek, un monstre au final accessible, que l’on percute dans les grandes lignes dès la première partie, mais un monstre quand même, capable de tordre votre système nerveux et d’envahir votre table des centaines de fois grâce à la richesse de son jeu. Si l’on considère les 2 à 4h de moyenne par partie, Age Of Innovation se rapproche de la « rentabilité » maximale possible pour un jeu de société.
Excellent seul, en duel, ou en grand comité
Age Of Innovation se prête bien à tous les formats : duel, groupe jusqu’à 5 joueurs et même en solo, avec un automa régi par des cartes pour une expérience de jeu relativement fluide et qui fonctionne à merveille (les photos qui illustrent l’article sont tirées de parties en solo). Le bot joue de façon agressive, envahit le plateau de jeu et les pistes recherche, puis cherche à bloquer le joueur en le frappant sur tous les plans. Je conseille d’ailleurs l’application web -gratuite- de Brdgm, également disponible sur mobile, qui gère le ou les bots pour un gain de place et de temps notables. Comptez 1h30 à 2h pour une partie, passé celle(s) d’initiation au jeu et à l’automa. Afin de varier les plaisirs, ou de réduire le temps de jeu, des alternatives non officielles comme Fastama proposent un format sans adversaire, plus relaxant et dans la philosophie BYOS (battez votre propre score). Amis solistes, Age Of Innovation est une excellente pioche.
Une boîte lourde de sens
« 3.5kg. Félicitations pour ce beau bébé ! ». Age Of Innovation surprend dès la réception du colis, fort d’une boîte pleine à craquer de matériel. 400 éléments en bois, autant de tuiles et jetons en cartons, une dizaine de plateaux, la plupart épais et le principal monté… la première ouverture est intimidante. Puis on rit jaune, heurté par un éclair de lucidité, quand on réalise qu’il faudra trier tout ce bazar dans plusieurs dizaines de sachets puis les ressortir à chaque partie. Il en résulte un jeu un peu long à mettre en place -un bon quart d’heure si l’on n’optimise pas- et qui se range de façon bordélique dans la boîte. Je préconise pour une question de confort l’achat ou la fabrication d’un insert, bien que sur le principe ce n’est pas nécessaire. Age Of Innovation m’a justement initié aux joies du carton mousse et ma femme est ravie de me voir passer avec des outils à la main. Ce jeu possède des qualités insoupçonnées…
Tout simplement indispensable
En peaufinant la recette qui a fait le succès de la série, Age Of Innovation se hisse avec aisance, mais pas légèreté, parmi les meilleurs eurogames sur le marché. Complexe sans trop en faire, profond et rejouable comme peu de titres en sont capables, c’est un indispensable que vous soyez joueur solitaire ou membre d’un groupe de stratèges aguerris. Et s’il ne révolutionne en rien le genre, sa formule est tellement bien rodée et fonctionnelle qu’il n’y a, en soi, pas de raison de la changer. Reste la question de l’investissement si vous possédez Terra Mystica ou Projet Gaia. L’effet doublon est inévitable, bien que les titres se démarquent les uns des autres. Cette décision dépendra donc de votre degré d’appréciation de la série et de la taille souhaitée pour votre ludothèque. Mais de façon générale, Age Of Innovation supplante les deux autres volets, ne serait-ce que pour ses factions à la carte et sa capacité à rester excellent peu importe le nombre de joueurs autour de la table.
Intéressé par Age Of Innovation ? Informations et règles disponibles sur la page de l’éditeur. Un jeu mentionné dans ma liste des meilleurs jeux de 2024.