Bien malin celui qui saura définir avec précision la frontière entre le wargame et le jeu de société. Se situerait-elle, à quelques lignes de règles près, à proximité de Barbarian Kingdoms, sujet du jour et premier jeu de Jester Games ? Pour certains oui, selon moi non, mais au fond, est-ce si important ? L’essentiel étant que ce premier jet se révèle réussi et saura réunir les amateurs de l’un comme de l’autre autour de la table.
Les Huns… et les autres
Barbarian Kingdoms immerge les joueurs au Vème siècle, dans une Europe affaiblie par la chute de l’Empire Romain d’Occident. Initiée par l’avancé des Huns, menés par le célèbre Attila, la guerre pour l’Europe voit l’arrivée de royaumes « barbares » prêts à se battre pour glaner un bout de territoire du vieux continent. C’est le début des Grandes invasions.
Jouable jusqu’à 6, le jeu place chaque joueur à la tête d’un royaume différent : les Huns, les Francs, les Ostrogoths, les Wisigoths, les Vandales et les Saxons. Des factions dotées de deux capacités spécifiques, qui offrent au titre une légère saveur asymétrique. Le but du jeu : contrôler 7 provinces ou éliminer 2 rois adverses, et ainsi gagner immédiatement la partie.
Objectif simplicité
Pour ce faire, les joueurs agiront chacun à leur tour au moyen d’une seule action à choisir parmi cinq :
- Recruter une armée sur une province que l’on contrôle, moyennant des trémis, monnaie du jeu.
- Déplacer une ou plusieurs unités vers des provinces de notre royaume, en respectant l’empilement maximum d’une unité par zone.
- Envahir une région neutre ou contrôlée par un ennemi, enclenchant dans ce deuxième cas une bataille, puis la piller une fois libre de tout hostile (c’est-à-dire ramasser tous les trémis disponibles dans le secteur).
- Revendiquer une région neutre envahie, pour l’annexer.
- Taxer sa population à hauteur de un trémis par province contrôlée.
Cette boucle sommaire rend le jeu accessible aux débutants et rapide à expliquer. Elle s’accompagne toutefois d’un ensemble de mécaniques qui participent à faire de Barbarian Kingdoms un jeu malin et adapté aux groupes plus expérimentés.
L’art de la contestation
Si envahir la province d’un adversaire se solde par une bataille, les joueurs bénéficient d’occasions supplémentaires pour manier l’épée. Lorsqu’une faction pénètre dans une région neutre ou la revendique, un joueur situé dans une province adjacente peut s’opposer à cette action. C’est la contestation. S’en suit une bataille, laissant au vainqueur (joueur actif ou contestant) le droit de rester sur la région. Cette mécanique toute simple s’avère redoutable et participe à semer le doute autour de la table. On place nos rares troupes de façon à couvrir nos secteurs, mais aussi ceux qui ne nous appartiennent pas, à la fois pour planifier notre développement et exercer une pression chez nos ennemis. Un concept terrible et diablement cognitif.
Un marché décentralisé
Barbarian Kingdoms place l’économie au centre de la stratégie. Les recrutements et les revendications coûtent de l’argent, avec un prix croissant selon votre degré de développement. La première troupe ou revendication sur le plateau coûtera un trémis, quand la quatrième et dernière en nécessitera quatre. Seulement, il n’y a pas de banque. La seule monnaie en circulation se trouve soit dans la réserve des joueurs, cachée derrière les paravents de chaque faction, soit éparpillée dans les provinces, aléatoirement et face cachée en début de partie puis face visible lors d’un paiement (on place alors la somme sur la région cible). Impossible donc de rester dans son coin et engranger des taxes à l’infini, il faut explorer de nouvelles zones et combattre des joueurs à la richesse inconnue. Et dans ce jeu, comme le dit le célèbre proverbe, l’argent est le nerf de la guerre.
Les batailles : Entre force militaire et puissance pécuniaire
Le jeu opte pour un système de combat mêlant puissance militaire et pots-de-vin, régi par cette simple équation : Puissance de combat = Force du roi + force des armées + points de défense du lieu + argent dépensé. Sauf exceptions dues à l’asymétrie, un roi pèse 6 points, une armée 3 et une bataille à domicile ajoute 2 points au défenseur. S’il reste possible d’outrepasser lors d’une bataille la limite d’empilement en rameutant les unités adjacentes, l’issue du combat se joue dans la somme d’argent mise en jeu par les deux partis, à hauteur de 1 trémis pour 1 point de puissance.
Du bluff !
Ces étapes de pots-de-vin engendrent toujours de grands moments de mystères et de rires. À l’abri des regards, les deux joueurs en guerre placent chacun dans un sac le montant souhaité pour faire basculer le combat, puis s’échangent les mises. Combien votre adversaire va-t-il dépenser ? Toute sa somme, un peu moins… zéro ? La bataille a-t-elle une importance pour lui, ou est-ce seulement une diversion ? Car une fois le combat terminé, les deux joueurs empochent la mise de leur adversaire. Au-delà des situations amusantes (ou embarrassantes) qu’elle génère, cette mécanique équilibre la partie puisque le perdant se trouve souvent en possession d’un pactole lui permettant de relancer la machine.
Prudence est mère de sûreté
Entre la mécanique de contestation, celle de renforts lors d’une bataille et celle des pots-de-vin, on tourne sa lance sept fois avant de la diriger vers son adversaire. Et pour cause, le joueur terrassé perd toutes les troupes engagées. Les armées retournent sur le plateau du joueur, prêtes à être de nouveau recrutées, quand le roi, définitivement écarté de la partie, finit sur le plateau de l’adversaire tel un tableau de chasse. Quant au joueur victorieux, il laisse une unité sur la province ciblée puis rapatrie les autres sur des cases adjacentes lui appartenant.
En voilà une mécanique particulière, pour ne pas dire déroutante lors de la première partie. Car si le joueur défensif, ou continental, renvoie ses troupes vers leur emplacement initial, que fait le joueur qui conteste depuis la mer ? Et bien il perd ses armées sauf celle laissée sur la région, en général le roi, qui se trouve dorénavant isolé. Un procédé radical qui renforce la crainte d’aller au front, puisqu’il faudra plusieurs tours (et des trémis) pour reconstituer ses forces. Plusieurs tours durant lesquels son territoire fera de l’œil aux autres…
Une esthétique brillante
Aparté rapide concernant le matériel. Les captures parlent d’elles-mêmes, Barbarian Kingdoms est un joli jeu, avec des composants en carton de bonne facture qui attirent l’œil du fait de leur style peu rencontré. Les pièces « brillent », les unités se dressent, et l’ensemble pourtant sobre s’avère équilibré et parfaitement lisible.
En grand comité ou en tête-à-tête
Qu’il est agréable de pouvoir jouer à 6 ! Au diable la malédiction des jeux de stratégie qui se limitent à 4, laissant souvent un ou deux copains sur le carreau. Et si plus on est de fous plus on rit, le jeu réussit, grâce à une fermetures de zones, à rester intéressant en plus petit comité. Même à deux joueurs, où chacun joue deux factions partenaires, pour une ambiance plus proche du jeu d’échec. Je reste en revanche perplexe face au temps de jeu annoncé, 15 minutes par joueur. Bien que cela soit possible, il ne suffit que de quelques tours difficiles -ou un ami un peu lent- pour exploser le compteur. Prévoyez plutôt 2h par partie, quel que soit le nombre de joueurs, surtout entre stratèges prudents.
« En fait c’est pas mal les wargames, Maxime ! »
Barbarian Kingdoms occupe une place intéressante, celle du jeu de société aux airs de wargame compatible avec des groupes restreints comme conséquents. Facile à expliquer et plutôt convainquant sur la partie stratégique si l’on considère sa faible complexité, il offre de belles sensations autour de la table et plaira à un large public, novice comme passionné. Je l’estime d’une certaine façon comme une initiation au wargame, comme l’hameçon qui tirera vos amis réfractaires vers le joyeux monde du belliludisme. Il ne faut bien sûr pas attendre de lui une expérience dense aux multiples possibilités, mais plutôt le voir comme un agréable jeu de conquête expéditif, asymétrique et mêlée de bluff, qui conviendra parfaitement pour entamer ou finir une soirée jeu.
Intéressé par Barbarian Kingdoms ? Récit d’une partie à 6 pour la gazette du wargamer (accès libre, sans abonnement) | Page de présentation chez Jester Games |