Alors que le rouleau compresseur médiatique participe au succès des derniers jeux à la mode, d’autres titres pour experts essayent plus discrètement de tirer leur épingle du jeu. C’est le cas de Shackleton Base : A Journey To The Moon, coup de coeur de nombreux spécialistes, malheureusement resté dans l’ombre d’un SETI avec qui il partage le thème spatial. Le jeu possède pourtant de sérieux atouts qui font de lui un rival de choix et laissent présager une durée de vie bien supérieure aux succès éphémères qui inondent le marché. Tour d’horizon de cet excellent eurogame à ne rater sous aucun prétexte (ou presque).
Objectif Lune
Tirant son nom du cratère situé au pôle sud de la lune, également lieu où se déroule l’action, Shackleton Base est un jeu de pose d’ouvriers pour 1 à 4 joueurs dans lequel les participants, directeurs d’agences spatiales, cherchent à développer leur base lunaire et faire prospérer les corporations qui se joignent à la partie. Et s’il sublime avec élégance la pose d’ouvriers, le jeu imbrique avec intelligence de nombreuses mécaniques secondaires, introduites par les corporations qui offrent une modularité aux mille saveurs.
Manifeste pour la démocratisation des origamis
Un bref aparté à propos de la solution de rangement incluse avec la boîte, que l’on savoure à chaque ouverture. 11 jolies boîtes cartonnées servent à organiser les principaux composants, exception faite des jetons des plateaux joueurs et de l’automa. Cette solution qui ne mange pas de pain, de simples origamis, évite de façon économique l’amas habituel de sachets en vracs et c’est en soi un véritable bonheur vu la quantité de matériel dans la boîte. Chers éditeurs, si le budget ne permet pas l’addition d’un insert, pensez s’il vous plait à ce type de solution. Admirez donc cette beauté, n’est-ce pas fabuleux ?
Déroulement d’une partie de Shackleton Base
Shackleton Base se joue en 3 manches divisées comme suit :
- L’arrivée des navettes
- La phase de pose d’ouvriers, durant 6 tours (vous allez donc jouer 18 meeples dans la partie)
- L’étape de maintenance
Les navettes spéciales
En début de manche, chaque joueur choisit parmi une sélection aléatoire la navette spatiale qu’il accueillera. Cette phase de draft sert plusieurs intérêts stratégiques :
- Elle détermine l’ordre des joueurs pour toute la manche
- Elle octroie les ressources indiquées (crédits, titanium, terres rares)
- Puis elle attribue 6 astronautes, vos ouvriers, répartis de façon inégale entre les 3 archétypes (l’ingénieur, le technicien et le scientifique).
Dit autrement, elle intègre une légère -et bienvenue- asymétrie à la partie puisque chaque joueur obtiendra des ressources et des ouvriers différents.
Une lutte pour l’espace (de jeu)
Les joueurs posent ensuite à tour de rôle un astronaute afin d’obtenir un effet qui dépendra du lieu de pose et du type d’ouvrier.
Placer un meeple en bord de cratère permet d’exploiter toute la rangée de secteurs (les hexagones) qui fait face à l’unité. L’ingénieur récoltera des ressources (titanium ou terres rares), le technicien gagnera des crédits (des sous) et le scientifique activera les jetons corporation disséminés par les joueurs. Toute la ligne ? Presque… seuls les secteurs alimentés -par un panneau solaire- et possédant une structure seront pris en compte.
Ils peuvent autrement placer un ouvrier sur le plateau de commandement, afin de construire une structure, financer un projet de corporation ou effectuer trois actions parmi celles permises par votre réputation, vos projets et les corporations en jeu.
- L’action de construction consiste à déplacer l’une des structures de votre plateau individuel vers un secteur du cratère au choix moyennant les ressources nécessaires. En agissant ainsi, vous gagnez en présence dans le cratère mais libérez également un emplacement sur votre plateau de jeu, dans lequel vous pourrez placer plus tard *roulement de tambours…* des ouvriers ! Quatre types de bâtiments existent, du dôme au quartier général en passant par les ateliers et laboratoires, tous offrant des bonus différents. Seul prérequis à la construction : le secteur doit être alimenté à l’énergie solaire, sinon il faut au préalable construire un panneau au coût d’une terre rare.
- Si les foreuses ne vous font pas vibrer, vous pouvez jeter votre dévolu (mais pas vos ouvriers par pitié) sur le financement d’un projet de la corporation de votre choix. Ces cartes, qui coûtent quand même de l’énergie et un sacré paquet de pognon, vous donnent en échange de précieux points de victoire ainsi que des bonus stratégiques divers, immédiats ou récurrents.
- Enfin, la troisième option vous permet d’obtenir des ressources, de la réputation, de jouer l’action d’une carte projet acquise et surtout d’interagir avec les corporations, aspect majeur du jeu.
Si ces trois actions peuvent être jouées avec n’importe quel astronaute, vous obtiendrez une action bonus en posant le meeple idéal (l’ingénieur construit, le technicien finance et le scientifique s’éparpille).
Enfin, si rien ne vous tente, vous pouvez visiter le portail lunaire (sacrifier un meeple) pour gagner 3 crédits, transférer un astronaute en orbite vers votre base (sans possibilité de le jouer pour le moment) et effectuer une action de corporation.
À partir de ce socle restreint de 5 actions, le champ des possibles se ramifie pour former une expérience stratégique d’une grande densité. Il y a tant de choses à faire et si peu de tours… Au programme donc : optimisation sévère, planification à court et moyen terme, construction de léger moteur et beaucoup, beaucoup de neurones stimulés.
Puis une phase de maintenance qui se prenait pour de la pose d’ouvriers
Les joueurs finissent leur tour par une phase de maintenance en plusieurs étapes, à commencer par la récupération des astronautes situés autour du cratère. Celui qui domine une rangée grâce à ses structures récupère les astronautes qui se trouvent aux extrémités afin de les placer dans sa base. Pas de domination, pas d’astronaute. Ils réarrangent ensuite les meeples de leur base dans les différents emplacements libérés lors des constructions, afin d’obtenir des effets dépendant du type d’emplacement et du type d’astronaute (ex : un ingénieur placé dans l’atelier n°1 réduit de 3 crédits les coûts de maintenance, quand un scientifique posé dans un dôme fait gagner 2 points de victoire). Puis ils payent leurs charges de maintenance selon leur réputation et les structures construites.
Shackleton Base : un eurogame interactif
Shackleton Base propose en effet un degré intéressant d’interaction, génératrice de tension autour de la table.
Côté cratère, c’est la guerre. Le conflit éclate à l’intérieur de chaque secteur, où seul un emplacement par type de structure est disponible. Votre adversaire s’apprête à construire un laboratoire sur telle case ? Quel dommage, vous allez le faire juste avant lui… La lutte s’étend ensuite autour du cratère, avec à chaque extrémité de rangée un seul emplacement d’astronaute. Certaines places seront plus prisées que d’autres et sérieusement contestées… Mais ce n’est pas tout. Le joueur qui pose l’ouvrier devant une rangée pour obtenir des ressources, crédits ou actions corpo doit au préalable verser une taxe d’utilisation aux adversaires qui possèdent la plus grande structure de chaque secteur de la ligne.
Sur le plateau de commandement, l’interaction se veut plus simple. Ici, pas d’emplacements uniques à proprement parler mais une taxe dépendant du nombre de fois où chaque action (construire, financer, lot d’actions) a été activée dans la manche. Le premier joueur qui construit n’aura pas de surcoût, le second paiera 1 crédit, puis le troisième 2, ainsi de suite jusqu’à la dernière case de la piste construction.
Enfin, des mécaniques diverses orbitent autour de l’interaction, comme la jauge d’énergie commune (machiavélique…), l’augmentation progressive des coûts des cartes projet et les concours de majorité sur les plateaux corporations.
Dans l’ensemble l’interactivité s’avère réussie et tranche avec le reste des eurogames, souvent synonymes de jeu en solitaire. Ici il faut se battre, temporiser ses actions, calculer plusieurs coups à l’avance et saisir les opportunités qui se présentent au détriment des autres joueurs. Tout le temps.
Les corporations : une expérience à la carte
Une partie de Shackleton Base se joue avec 3 corporations mais la boîte en contient 7, indépendantes et thématiques, afin de varier les enjeux et les mécaniques. Gestion de touristes, installation de serres, envoi de ressources vers la terre, préparation du voyage vers Mars… la sélection est exquise. Parmi mes préférées, Sky Watch. Un astéroïde s’apprête à s’écraser sur la base, mais on ne sait pas où. Les joueurs doivent donc coopérer (ou non) pour découvrir son point d’impact puis compléter les programmes de défense afin de le détruire, sinon il rase une partie du cratère en fin de partie, emportant avec lui les installations et de nombreux points de victoire. Certaines corpos font gagner des ressources, d’autres des bonus, et toutes rapportent des points de victoire lorsque l’on interagit avec elles. Elles pèsent dans la balance en fin de partie et renouvellent l’intérêt du jeu sans le dénaturer. Elles forcent en outre les joueurs, malgré la base commune du système, à adopter une stratégie d’adaptation. Un excellent point ! Et pour couronner le tout, elles se révèlent faciles à comprendre et à retenir d’une partie à l’autre grâce aux aides de jeu fournies, balayant ainsi la crainte d’une surcouche désagréable de complexité.
L’apesanteur n’est pas une affaire de famille
M’enfin, il est quand même un peu lourd ce Shackleton. Pas gonflé de façon artificielle, mais profond et complexe dans son champ décisionnel, avec toutes ces mécaniques qui s’entrecroisent et les nombreuses façons de se faire couper l’herbe sous le pied. Et il n’est pas facile à appréhender, le bougre. Cela se ressent dès le début de partie, où l’on ne sait tout simplement pas quoi faire. Ce mal est en partie dû à un bien : le jeu est équilibré. Toutes les stratégies se valent et c’est absolument génial. Seulement, ça file un peu le tournis. Bien heureusement cette sensation s’estompe après quelques parties et laisse place à une agréable intuitivité. Cela dit, si les calculateurs seront aux anges face à ce problème difficile à résoudre, quid des autres ? Vous ne pourrez pas sortir Shackleton base avec n’importe qui.
En sa qualité de bac à sable, le jeu s’avère d’ailleurs plutôt difficile à expliquer. Partez du principe que la première partie « ne compte pas » et que vos amis apprendront sur le tas. Le livret de règles vous suivra le temps de quelques parties du fait de nombreux points secondaires et, pour les joueurs solo, d’un automa pas franchement intuitif, en contraste total avec l’élégance des mécaniques de base.
Enfin, l’esthétique sobre, pour ne pas dire froide, du plateau principal risque d’en rebuter plus d’un. Si elle colle à merveille avec le thème et l’ambiance du titre, que l’on ressent peu au final, elle nous rappelle que le jeu mise avant tout sur ses mécaniques. Et pour enfoncer le clou, la mise en place traîne en longueur malgré les rangements intégrés : une bonne quinzaine de minutes si vous la gérez seul.
Excellent à 4, très bien seul ou à 2
De par son aspect interactif, Shackleton Base brille à 3 et 4 joueurs. C’est sous ces formats que vous ressentirez toute la tension compétitive autour du cratère et des corporations. Le duel ressemble davantage à une course d’optimisation en solitaire qu’à un affrontement. C’est très bien aussi, mais différent. Quant au jeu solo, un duel face à un bot, il fonctionne sans être renversant. L’automa est agressif, difficile, et se joue après 2-3 parties de façon fluide malgré des débuts poussifs dus aux nombreux points de règles. Mais il manque quelque chose. Shackleton Base n’est pas un jeu pensé pour du solitaire exclusif, bien que vous pourrez en tirer quelques parties agréables. À noter, pour les nouveaux lecteurs, que les captures qui illustrent l’article sont, comme d’habitude, issues de séances solo.
Ils ne nous ont pas promis la Lune mais…
Froid, dense et terriblement calculatoire. Voilà comment résumer Shackleton, qui est une franche réussite dans son domaine et l’un des meilleurs jeux experts de 2024. À partir d’une base d’options simple et intuitive, il ouvre le champ stratégique pour devenir un chauffe-neurones stimulant qui bénéficie en sus d’une excellente modularité. Un titre qui ravira à coup sûr les profils tacticiens, soucieux des moindres détails dans leur réflexion et à l’affût de chaque opportunité et autres effets en cascade. Il touchera cependant avec plus de difficulté le reste des joueurs du fait de son esthétique froide, minimaliste, et de l’investissement cérébral requis pour l’appréhender. Une pépite réservée à un public averti.
Intéressé par Shackleton Base : A Journey To The Moon ? Vous pouvez en savoir plus depuis la page de l’éditeur Sorry We Are French, ou chez les anglophones de BoardGameGeek. Shackleton base, un jeu mentionné dans ma liste des meilleurs jeux de l’année 2024.